Déclaration de Genève sur le futur de l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle

Traduction française de l'original anglais

L'humanité fait face à une crise mondiale de la gouvernance du savoir, des technologies et de la culture. Cette crise se manifeste de plusieurs façons :

Dans le même temps, des innovations étonnamment prometteuses apparaissent dans les techniques de l'information, la médecine ou d'autres technologies essentielles, ainsi que dans les mouvements sociaux et les modèles commerciaux. A la seule époque récente, on a vu des campagnes couronnées de succès pour l'accès aux médicaments contre le SIDA, aux publications scientifiques, à l'information génomique et à d'autres bases de données, et des centaines d'efforts coopératifs innovants pour la création de biens publics, y compris ceux qui nous ont donné Internet, le World Wide Web (la toile), Wikipedia, les Creative Commons, le système d'exploitation GNU/Linux et d'autres logiciels libres, ainsi que des outils d'éducation à distance et de recherche médicale. Des technologies telles que celles de Google fournissent à des dizaines de millions d'usagers d'incroyables moyens pour trouver l'information. Des systèmes de rémunération alternative ont été proposés pour étendre l'accès et l'intérêt pour les oeuvres culturelles, tout en assurant que les mécanismes en soient justes pour les artistes et les consommateurs. Il y a un renouveau d'intérêt pour les règles de rémunération compensatoire, les prix d'innovation, et les intermédiateurs concurrentiels comme modèles d'incitation économique pour la science et la technique qui facilitent l'innovation dérivée et évitent les abus monopolistiques. En 2001, l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) elle-même a déclaré que ses pays membres doivent “promouvoir l'accès de tous aux médicaments”.

L'humanité est à la croisée des chemins – une bifurcation dans notre éthique et un test de sa capacité à s'adapter et à grandir. Allons-nous évaluer, apprendre et profiter de ces nouvelles idées et occasions, ou bien au contraire suivrons-nous les appels sans imagination à supprimer tout cela en faveur de politiques intellectuellement infondées, idéologiquement rigides et parfois injustes et inefficaces ? Cela dépendra pour beaucoup des orientations que se fixera l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI), une agence mondiale qui définit à travers ses traités les normes qui réglementent la production, la distribution et l'usage des savoirs et connaissances.

Une convention de 1967 a cherché à encourager l'activité créative en mettant en place l'OMPI pour promouvoir la protection de la propriété intellectuelle. Cette mission fut étendue en1974, quand l'OMPI fut rattachée aux Nations-Unies, à travers un accord qui demandait à l'OMPI “de prendre des mesures appropriées pour promouvoir l'activité créatrice intellectuelle et de faciliter le transfert aux pays en voie de développement” des techniques “en vue d'accélérer le développement économique, social et culturel”.

En tant qu'organisation intergouvernementale, l'OMPI a cependant épousé une culture qui conduit à la mise en place et à l'expansion des privilèges de monopoles, souvent sans considération de leurs conséquences. L'expansion continuelle de ces privilèges et de leurs mécanismes coercitifs a entraîné de graves coûts sociaux et économiques, et a entravé et menacé d'autres syst&e grave;mes de créativité et d'innovation. L'OMPI doit permettre à ses membres de prendre la mesure des véritables conséquences économiques et sociales de l'expansion de la propriété intellectuelle, et de l'importance d'une approche rééquilibrée entre domaine public et propriété privée. La devise “point de salut hors de toujours plus de propriété” est intellectuellement malhonnête et dangereuse – et a gravement compromis la réputation de l'OMPI, particulièrement auprès des experts des politiques du domaine. L'OMPI doit changer.

Nous ne demandons pas à l'OMPI d'abandonner tout effort pour promouvoir une protection appropriée de la propriété intellectuelle. Nous ne demandons pas à l'OMPI d'abandonner tout effort d'harmonisation ou d'amélioration des lois. Mais nous insistons pour que l'OMPI travaille dans le cadre élargi décrit dans l'accord de 1974 avec les Nations-Unies, et adopte une vision plus équilibrée et réaliste des bénéfices et limites sociaux de la propriété intellectuelle qui n'est qu'un des outils, et non le seul outil pour soutenir l'activité créatrice intellectuelle.

L'OMPI doit aussi exprimer une vue plus équilibrée des bénéfices relatifs de l'harmonisation et de la diversité, cherchant à imposer une uniformité mondiale seulement quand elle est bénéfique pour l'ensemble de l'humanité. L'approche “taille unique” qui propose l'adoption des niveaux les plus stricts de protection de la propriété intellectuelle pour tous conduit à des résultats injustes et pesants pour les pays qui se débattent pour satisfaire les besoins les plus élémentaires de leurs citoyens.

L'Assemblée Générale de l'OMPI vient de recevoir la demande de mise en place d'un agenda en matière de développement. La proposition initiale, émanant des gouvernements du Brésil et de l'Argentine, refaçonnerait en profondeur l'agenda de l'OMPI en direction du développement et de nouvelles approches du soutien à l'innovation et à la créativité. C'est un premier pas profondément nécessaire et qui a trop tardé vers la définition d'une nouvelle mission et d'un nouveau programme de travail pour l'OMPI. Cette proposition n'est pas parfaite. La Convention de l'OMPI devrait reconnaître formellement le besoinde prendre en compte les “besoins en matière de développement de ses états-membres, en particulier les pays en voies de développement et les pays les moins avancés”, comme proposé, mais ceci ne va pas assez loin. Certains ont prétendu que l'OMPI devrait seulement promouvoir la protection de la propriété intellectuelle et refuser de considérer toute politique qui revient sur des revendications de propriété intellectuelle et promeut le domaine public. Cette vision étroite soulève les critiques. De meilleures expressions de sa mission peuvent être trouvées, notamment le besoin affirmé dans l'accord ONU/OMPI de 1974 que l'OMPI “promeuve l'activité intellectuelle créatrice et facilite le transfert des techniques en rapport avec la propriété industrielle”. La fonction de l'OMPI ne devrait pas être uniquement de promouvoir “la protection efficace” et “l'harmonisation” des législations de propriété intellectuelle mais devrait reconnaître explicitement les objectifs d'équilibre et d'adéquation des mesures, et la stimulation des modèles coopératifs comme des modèles compétitifs de l'activité créatrice intellectuelle dans les systèmes d'innovation nationaux, régionaux et transnationaux.

La proposition d'un agenda du développement fournit la première occasion véritable de débattre du futur de l'OMPI. Il ne s'agit pas seulement d'un agenda pour les pays en voie de développement. C'est un agenda pour tous, au nord comme au sud. Il doit être adopté. Toutes les nations et tous les peuples doivent se réunir et élargir le débat sur le futur de l'OMPI.

Il doit y avoir un moratoire sur les nouveaux traités et les harmonisations de normes qui étendent et renforcent les monopoles et restreignent encore plus avant l'accès aux connaissances. Depuis une génération, l'OMPI a répondu principalement aux intérêts étroits de puissants éditeurs, des industries agro-alimentaires et d'autres intérêts commerciaux. Récemment, l'OMPI est devenue plus ouverte à la société civile et aux groupes préoccupés d'intérêt public, et cette ouverture est bienvenue. Mais l'OMPI doit maintenant prendre en compte la substance des propositions de ces groupes, qu'elle porte sur la protection des droits des consommateurs ou des droits de l'homme. Ainsi, les intérêts négligés depuis si longtemps des pauvres, des malades ou des déficients visuels doivent devenir des priorités.

L'agenda pour le développement proposé pointe dans la bonne direction. En abandonnant ses efforts pour l'adoption de nouveaux traités sur le droit matériel des brevets, les droits des télédiffuseurs ou la propriété des bases de données, l'OMPI se donnera un espace pour traiter des besoins bien plus urgents.

Les propositions des comités permanents et des groupes de travail sur le transfert de technologie et le développement sont bienvenues. L'OMPI devrait aussi envisager la création d'un ou plusieurs groupes se consacrant au contrôle des pratiques anticoncurrentielles et à la protection des droits des consommateurs.

Nous soutenons l'appel à un Traité sur l'accès aux connaissances et aux techniques. Le comité permanent sur les droits d'auteur et droits voisins devrait solliciter les vues des états-membres et du public sur un tel traité.

Les programmes d'assistance technique doivent être fondamentalement réformés. Les pays en voie de développement doivent avoir les outils pour mettre en oeuvre la déclaration de de Doha de l'OMC sur l'accord ADPIC et la santé publique, et “utilisent dans toute sa mesure” la souplesse autorisée par l'ADPIC de “promouvoir l'accès aux médicaments pour tous”. En ce qui concerne les législations sur les brevets et les droits d'auteur, l'OMPI doit aider les pays en voie de développement à mettre en oeuvre les limitations et exceptions qui sont essentielles pour la justice, le développement et l'innovation. Si le secrétariat de l'OMPI ne peut pas comprendre les besoins et représenter les intérêts des pauvres, l'ensemble du programme d'assistance technique doit être transféré à un organisme indépendant et resp onsable devant les pays en voie de développement.

Les énormes différences de pouvoir de négociation entre les individus et les communautés créatrices (qu'elles soient modernes ou traditionnelles) et les entités commerciales qui vendent des biens culturels ou de connaissances conduisent à des résultats injustes. L'OMPI doit honorer et soutenir les individus et communautés créatrices en enquêtant sur les pratiques commerciales injustes les concernant et promouvoir des modèles de meilleure pratique et des réformes qui protègent individus et commautés créatrices dans ces situation, et qui soient cohérentes avec les normes et valeurs des communautés concernées.

Les délégations représentant les états membres de l'OMPI et le secrétariat de l'OMPI se voient demander de choisir un futur. Nous voulons un changement d'orientation, de nouvelles priorités et de meilleurs résultats pour l'humanité. Nous ne pouvons pas attendre une génération de plus. C'est le moment de saisir l'occasion et d'avancer.


Documents de référence

PROPOSITION DE L'ARGENTINE ET DU BRESIL EN VUE DE L ETABLISSEMENT D UN PLAN D ACTION DE L'OMPI POUR LE DEVELOPPEMENT

Convention instituant l'OMPI (voir articles 3 et 4 en particulier)

http://www.wipo.int/treaties/fr/convention/

Accord entre l'Organisation des Nations Unies et l'Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle

http://www.wipo.int/treaties/fr/agreement/index.html


A lire

James Boyle, Manifesto on WIPO and the Future of Intellectual Property, 2004 Duke L. & Tech. Rev. 0009, http://www.law.duke.edu/journals/dltr/articles/2004dltr0009.html

Sisule Musungu & Graham Dutfield, Multilateral agreements and a TRIPS-plus world: The World Intellectual Property Organisation (WIPO, http://www.geneva.quno.info/pdf/WIPO(A4)final0304.pdf

Letter to the WIPO Director General on Open Collaborative Development Models for Public Goods (signed by 69 economists, scientists, legal scholars and development specialists), www.cptech.org/ip/wipo/kamil-idris-7july2003.pdf

Jerome Reichman and Keith Maskus, The Globalization of Private Knowledge Goods and the Privatization of Global Public Goods. Journal of International Economic Law Volume 7, Issue 2, 279-320 (June 2004) http://www3.oup.co.uk/jielaw/hdb/Volume_07/Issue_02/jqh018.sgm.abs.html

South Centre, A Development Agenda for Intellectual Property Negotiations in 2004 and Beyondhttp://www.southcentre.org/tadp_webpage/research_papers/ipr_project/ipnego_devtagenda_mar04.doc